[ conférence ] Tiers-lieux, espaces de communs ? Metamines #2. Saint-Denis, 2 juin 2018

Restitution de la table ronde « Tiers-lieux, espaces de communs ? » réunissant le 2 juin 2018, au 6B à Saint-Denis, Laura Aufrère, Sophie Ricard, Simon Sarazin et Antoine Burret. Cette table ronde était organisée dans le cadre de Metamines #2.

Le 6B. Photographie CC BY SA Sylvia Fredriksson

Tenant place au 6b à Saint-Denis, lieu parmi les premiers à expérimenter de nouvelles formes d’articulation entre la fabrique de la culture et sa monstration, cette table ronde conviant des auteurs, des sociologues et des universitaires aborde le sujet clé des « communs ». Mutualisation des outils, échange des savoir-faire, open source… autant de pratiques à l’œuvre dans le champ artistique qui nourrissent aujourd’hui les mutations du travail. Discussion animée et déconstruction du terme et de ses usages par les équipes du pôle recherche de la Cité du design de Saint-Étienne.

Laura Aufrère
Laura Aufrère a étudié les sciences politiques et a travaillé pendant dix dans le secteur culturel, dont cinq ans en tant que coordinatrice de l’union représentant, en France, les initiatives de spectacle vivant/enregistré et des arts visuels se reconnaissant de l’économie sociale et solidaire (UFISC). Elle est maintenant doctorante (CEPN – Paris 13), et travaille sur les dynamiques d’économie sociale et solidaire et des communs dans le secteur culturel (collectifs et initiatives en communs, processus de coopération, gouvernance, protection sociale, modèles sociaux de solidarité, modèles économiques, etc)

Antoine Burret
Antoine Burret est sociologue à l’Institut de Science de Services, Centre Universitaire Informatique, Unige, Genève. Il travaille sur les raisonnements, les comportements et les mécanismes déterminant les situations de conceptions collectives. Il a obtenu un doctorat en sociologie et anthropologie de l’Université Lyon 2 avec une thèse intitulée : « Étude de la configuration en Tiers-Lieu : la repolitisation par le service » où il a introduit le concept de tiers-lieu dans le monde académique.

Sophie Ricard
Sophie Ricard est architecte diplômée de l’École nationale supérieure d’architecture de Versailles (2009), formée auprès de l’agence Construire et de Patrick Bouchain durant 6 années. Fortement engagée dans la vie de la cité, elle continue de pratiquer « la permanence architecturale » dans le cadre des projets sur lesquels elle s’investit et travaille aujourd’hui. Sophie Ricard est notamment missionnée par la Société Publique Locale d’aménagement de Rennes Métropole, Territoires Publics en tant qu’architecte AMO pour la coordination générale et la maitrise d’ouvrage de l’Hôtel à projets Pasteur à Rennes.

Simon Sarazin
Simon Sarazin se dédie au développement de ce que l’on appelle les communs en contribuant à diverses démarches ouvertes et partagées. Sous le statut d’entrepreneur salarié, il accompagne le développement autour de ces enjeux via la marque « Comme Une Idée » (Formation, conseil, accompagnement) et FuzzyFrequency (Développement de plateformes collaboratives).

Le 6B. Photographie CC BY SA Sylvia Fredriksson

À quoi tiennent les tiers-lieux ?

Antoine Burret : J’ai l’impression que le tiers-lieu peut être déplacé à plein d’endroits. On peut le déplacer probablement dans un lieu comme celui-ci, au 6B à Paris, dans les expériences qui sont relatées dans Fork The World, ou éventuellement, et très probablement, dans ce qui a été relaté par la SNCF, dans certains critères. On peut le déplacer dans le logiciel libre, si l’on regarde comment les gens s’organisent. Dans ce cas précis, c’est l’infrastructure et tout le système qui est mis en place pour créer le logiciel dont on peut dire qu’ils font tiers-lieu.

Je décrirais le tiers-lieu comme un mouvement. Il s’agit de “faire tiers-lieu”.

Et, à ce titre, je me pose la question de savoir, par exemple, dans quelle mesure l’Accord de Paris de 2015 sur le climat a été conçu en tiers-lieu ?
De mon point de vue, ce multilatéralisme participatif a été conçu d’une manière très spécifique. Et il y a des convergences avec l’idée de tiers-lieu.
Certaines situations de concertation pour les projets urbains peuvent être envisagées, d’une certaine manière, comme des tiers-lieux, et peuvent être poussées à être conçues en tiers-lieu. Qu’est-ce qu’une manifestation politique collective en tiers-lieu ? Comment les zones à défendre peuvent être réfléchies sous ce prisme ?

À partir du moment où l’on s’appuie sur cette vision assez conceptuelle du tiers-lieu, j’ai l’impression que cette notion peut être propulsée n’importe où, et être travaillée comme telle.

On peut, d’une certaine manière, le mettre partout. Le tiers-lieu permet de repenser la manière dont on conçoit la décision collective et tout type d’objets, quels qu’ils soient. C’est peut-être là que se joue le lien avec la démocratie.






Sylvia Fredriksson : Antoine, tu as développé ta thèse Étude de la configuration en Tiers-Lieu – La repolisation par le service en prenant pour terrain le réseau des Tiers-Lieux Libre et Open Source, à Saint-Étienne notamment. Ce réseau et ces espaces se sont développés, de manière singulière, dans une métaphore du logiciel libre transposée au lieu. Peux-tu nous raconter cette histoire ?

Antoine Burret : Pour raconter cette histoire, je m’appuierai sur Simon Sarazin, présent à cette table ronde et qui a participé à créer les infrastructures techniques pour cette pensée-là.

Pour faire tiers-lieu, il faut que les gens mettent des choses en commun. Cela peut être effectivement du matériel, mais aussi des ressources.
Pour mettre en commun, il est nécessaire de créer ce que l’on va appeler un système d’information entre des gens.

Il y a non seulement un système de communication, mais aussi un système d’information pour créer des canaux entre les personnes.

Le système d’information, quel qu’il soit, est finalement le premier élément nécessaire pour créer une configuration en tiers-lieu.

Il s’agit pour les individus de constituer un patrimoine commun, et c’était le rôle du portail Movilab, sur lequel ils vont pouvoir s’appuyer, partager différentes informations et connaissances, puis ensuite déployer un certain nombre de nouvelles activités.
C’est dans ce sens là que l’on qualifie le tiers-lieu de libre et open source.

Ce patrimoine, puisqu’il est informatisé, peut être répliqué à différents endroits et pour différentes situations.





Simon Sarazin : Bien que le patrimoine soit numérique, on fait de moins en moins tiers-lieu si l’on n’a pas la possibilité de partager la connaissance et de se mettre en lien avec un réseau où les gens partagent.

Aujourd’hui, on est dans un enjeu de survie du tiers-lieu.

Je suis indépendant, et je ne vis que si j’arrive à faire tourner un modèle économique. Pour maintenir ma contribution à ce patrimoine informel commun du tiers-lieu, il faut que je parvienne à avoir un salaire, ou une forme de rémunération.
Devant cet enjeu, s’impose très vite la question de l’infrastructure et du partage de connaissance. Est-ce que c’est parce que nous sommes à l’ère du numérique, que nous vivons une compétition assez effrénée, et que nous ne pouvons plus faire tiers-lieu de la même manière ?
Autrefois, à Saint-Étienne, il y avait un bar ou un café pour 50 habitants. Aujourd’hui, nous sommes sous pression, à tous les niveaux, et notamment concernant le foncier.

Pour faire tiers-lieu s’impose la nécessité de mettre en commun une infrastructure globale, qui nous permette de survivre localement. Pour faire local, on est obligé de partager au niveau global.

Les acteurs des tiers-lieux libres et open source doivent être capables de créer du lien, tous ensemble, pour consolider une démarche hyperlocale, mais pourtant en compétition avec des acteurs qui font des lieux au sein de démarches qui ne relèvent pas des communs.
Par exemple, à Lille, le petit espace de travail que l’on a créé il y a sept ans, qui était plutôt un coworking qu’un lieu vraiment hybride, est aujourd’hui confronté à une compétition face à des acteurs – je pense à WeWork qui est une plateforme américaine déjà valorisée à 10 milliards – qui fait du coworking industriel dans une logique de marché, mais qui ne porte pas la même vision à long terme.

Aussi, si nous voulons survivre et conserver des lieux qui ont une dimension locale, avec une ouverture et une logique qui dépasse celle du marché, alors nous sommes obligés de consolider notre infrastructure partagée.



Sylvia Fredriksson : Peux-tu décrire, à partir de ton expérience à Lille, comment se construit cette infrastructure, de manière très pratique ?

Simon Sarazin : Cette infrastructure se construit et s’appuie sur celle du logiciel libre, où préexiste une grande capacité des gens à mettre en commun des ressources.
L’exemple de Wikipedia est très bon, et incarne la capacité à construire collectivement quelque chose en dehors du marché, et porte une autre vision de l’économie.
C’est d’ailleurs pour cette raison que Movilab fonctionne sur la même structure et utilisent les mêmes outils.
Mais cela ne suffit pas, puisque dans notre cas, l’enjeu ne se restreint pas à la création de connaissances en ligne. L’enjeu est de créer des lieux physiques.

La vision, à terme, est de faire en sorte de retrouver des lieux de cette nature partout dans la ville. Des lieux qui nous appartiennent, auxquels on peut participer et que l’on peut s’approprier.

Pour cela, il faut réussir mettre en place une infrastructure. Cela passe, pour nous, par l’organisation régulière d’événements, tous les mois, ou encore par la mise en place d’outils de co-financement dédiés à de l’investissement collectif.

Il s’agit de créer une dynamique où l’on s’autorise enfin à co-financer des projets pour avoir de vrais outils, de vraies ressources, parce qu’aujourd’hui, nous sommes dans des situations de dépendance ou de sous-équipement par rapport à des acteurs dont les investissements se chiffrent à plusieurs millions ou milliards.

Il faut donc absolument que l’on s’organise. L’infrastructure, c’est donc à la fois tous ces outils mais aussi ces pratiques de partage.


À lire également : Tiers Lieux Libres et Open Source. Interview de Simon Sarazin enregistrée le 5 avril 2017 à Saint-Étienne (France).





Sylvia Fredriksson : Sophie Ricard, selon-toi, à quoi tiennent les tiers-lieux ?

Sophie Ricard : Je suis architecte. Effectivement, le prisme du numérique, au sein de ce que l’on a pu faire à Boulogne-sur-Mer, ou par la Permanence architecturale, n’était pas le premier volet. Et pourtant, le numérique nous accompagne aussi dans nos projets.
Au sein des différents univers qui mobilisent cette notion de tiers-lieu, il me semble important de se rassembler, et peut-être aussi trouver des sémantiques et un vocabulaire communs pour continuer d’avancer ensemble.

Je vais parler du tiers par la définition qui me vient de Gilles Clément, puisque je suis issue de cette histoire là.

Le tiers, c’est effectivement le délaissé, l’à côté, ou l’espace où la valeur est nulle.

Face à une demande criante et urgente, en tant qu’architecte, l’idée est plutôt de se placer en tant qu’accompagnateur de ces configurations sociales et de ces personnes qui, à un moment donné, se rassemblent en vue de former un projet commun. De cette manière, dont interrogeons notre capacité à réagir à cette urgence et à accompagner ces besoins, à la fois ensemble, et chacun dans nos domaines d’intervention.





En tant qu’architecte, j’ai décidé de me mettre dans la lignée des personnes qui n’avaient pas forcément envie de reconstruire, mais plutôt de reprendre possession du déjà là, d’un territoire, d’une architecture numérique qui est peut-être obsolète, etc.

On a beaucoup parlé, depuis le début de cette conférence, des mutations du monde du travail. Il s’agit en effet de proposer une nouvelle définition du travail, plutôt que de l’emploi, en interrogeant nos compétences comme pouvant être mises au service de l’individu et du collectif. Je pense qu’il est impératif que l’on se rencontre et rassemble sur ces sujets.

Il est fondamental, au sein des processus de réhabilitation de la ville, d’accompagner ces configurations sociales à s’établir pour faire cité et pour habiter.

L’humain a créé un toit pour faire société. Nous, acteurs de la fabrique de la ville, devons être capables d’accompagner ces mouvements et de redonner un toit ouvert et démocratique.

Patrick Bouchain a parlé tout à l’heure de la Permanence architecturale. Je suis issue, par mon parcours, de ce processus, et j’ai effectué plusieurs Permanences architecturales en vue de m’implanter sur les site des projets, et de reprendre en main la notion d’habitants.

Nous sommes tous habitants de nos villes, que ce soit l’élu, l’aménageur, le hacker, le boulanger, le médecin. Ensemble, nous avons tous un droit de regard, mais aussi une responsabilité. Nous avons une responsabilité dans ces lieux, et dans la manière d’activer les choses.

Peut-être, dans nos démocraties, a-t-on oublié de se sentir responsable pour tous ?
Les tiers-lieux réactivent le sentiment de co-responsabilisation citoyenne, puisque l’on s’y rassemble pour créer des communs et faire commun.

La Permanence architecturale se place aussi à un endroit où l’architecte redevient l’habitant, et, à un moment donné, est capable de capter le besoin et joue le rôle de tiers acteur.
Ce tiers acteur est important pour aider à consolider ces liens. Il est capable de faire le lien entre le politique, le commanditaire, le privé. Il est capable aussi d’entendre le besoin criant et urgent, puisque ce tiers acteur est aussi habitant et a aussi des besoins.

Sur la question des lieux à réactiver, je pense que l’architecte peut avoir une place de tiers acteur, comme le concierge dans les tiers-lieux.

Il peut être le couteau suisse, la cheville ouvrière, celui qui met en réseau. Il peut être celui qui est capable d’entendre le besoin, capable de parler à celui qui n’entend plus ce même besoin, en lui faisant comprendre qu’il y a peut-être des choses à révéler sur son territoire.

L’Hôtel Pasteur

L’Hôtel Pasteur est un lieu public, en centre ville de Rennes, où l’on travaille à une gestion collective et à une gestion citoyenne.
C’est la chose publique, mais c’est aussi un bien commun où une valeur d’usage a été redonnée à un patrimoine vacant.

L’architecture de ce bâtiment ayant été construite il y a plus de 100 ans et pour des usages spécifiques, la valeur de ce bâtiment aujourd’hui était devenue nulle. Ce patrimoine n’ayant pas été réhabilité et entretenu au fur et à mesure, une commande publique ne pouvait y être portée, car le coût de réhabilitation aurait été trop élevé.
Ce bâtiment a été repris en main par des initiatives locales, sociales, culturelles par des gens qui ne trouvaient pas forcément leur place à l’intérieur de la Cité pour mettre en œuvre ces activités.
De part cette occupation et cette mise à l’épreuve du bâtiment par de véritables usages, ce bâtiment a retrouvé une valeur sociale, sociétale et politique.

Ce lieu est redevenu un lieu public et un service. Quand je parle de service, je ne parle pas forcément de délégation de service par la collectivité, car nous pouvons tous être porteurs de services, d’aide à la personne sur un territoire. Je pense que les tiers-lieux le démontrent bien.

À l’Hôtel Pasteur, nous travaillons aujourd’hui à la gouvernance, qui est un des piliers de la configuration sociale d’un tiers-lieu. Par l’enjeu de la gouvernance, il s’agit de toujours se redéfinir, de s’alimenter, car l’enjeu est tiers-lieux est bien qu’ils ne soient pas sous cloche, mais dans un tissu au sein du territoire.

À l’Hôtel Pasteur, nous travaillons aujourd’hui, en quelque sorte et en empruntant la notion à Bernard Stiegler, à l’évaluation de l’économie contributive contributive vécue sur notre territoire.

Nous nous sommes rapprochés des étudiants de l’Institut de recherche et d’innovation (IRI) qui travaillent sur le territoire de Plaine Commune à l’évaluation du programme Territoire apprenant contributif.
Ces formes d’évaluations sont d’autant plus importantes pour l’Hôtel Pasteur que celui fonctionne au sein d’un réseau de lieux et de personnes structurant le territoire. L’enjeu est, par ces évaluation, de voir comment l’on peut maintenir ce rapport de force, et que ces lieux puissent être toujours accompagnés par la collectivité.

À lire également : Interview de Sophie Ricard enregistrée le 24 juin 2017 à Lyon (France).


Sylvia Fredriksson : Laura Aufrère, au prisme de ton expérience du secteur artistique et culturel et de ton approche par les communs et la droits fondamentaux, peux-tu nous donner ton regard sur les enjeux que portent les tiers-lieux aujourd’hui ?

Laura Aufrère : Je suis issue d’un parcours professionnel de 10 ans dans le secteur artistique et culturel, où j’ai travaillé pour des structures qui se reconnaissent de l’économie sociale et solidaire. Je travaille également sur la question des communs culturels, ce qui me permet de croiser différentes grille de lectures.

J’observe le tiers-lieu, au prisme des communs, comme une communauté organisée qui s’auto-institue et se saisit des enjeux de gestion de la ressource partagée, et qui se donne aussi pour objectif d’entretenir la communauté.

Le tiers-lieu est un mode de faire société. Il incarne aussi une volonté d’affirmer que, dans ce processus de faire ensemble, le lien précède la question du bien et des droits de propriété.

Le croisement de cette grille de lecture des communs avec celle de l’économie sociale et solidaire permet une relecture de ce qu’est l’économie.

Le retour des communs, tel que l’ont théorisé Benjamin Coriat ou encore Pierre Dardot et Christian Laval, réintroduit une très forte dimension politique.

La dimension politique du retour des communs ne peut être pensée sans la question du rapport de force.

Un ensemble de pratiques, qui avaient été complètement invisibilisées, sont de nouveau prises en considérations.

Ces pratiques sont étudiées dans d’autres épistémologies, et notamment au sein des travaux de Jean-Louis Laville qui étudie les formes organisationnelles comme des savoirs de praticiens et remobilise le travail académique pour créer d’autres formes de savoirs.

Il s’agit également de s’interroger sur la manière dont ces savoirs sont pris en compte dans la construction des politiques publiques et comment la politique publique se réaffirme comme la co-construction d’un l’intérêt général.



Le retour des communs s’est fait aussi en résistance à des nouveaux mouvements d’enclosures et de privatisation.

Je vois dans les tiers-lieux la possibilité d’articuler à la fois la grille de lecture des communs et celle de l’économie sociale de solidaire :

Je suis sensible à cette idée de mouvement politique, et de concevoir les tiers-lieux, non pas comme des organisations figées, mais bien comme agencements organisationnels d’acteurs. Ces avancements dans leur diversité sont politiques, parce qu’ils font société, mais aussi parce qu’ils se positionnement dans un environnement où les modalités de gestion, qui sont définies par les acteurs en faisant, ne sont pas lues à travers les grilles de lecture économiques contemporaines.

Tel qu’on analyse les tiers-lieux, on y décrit souvent l’autonomie, les modèles économiques qui sont indépendants ou qui essaient de se repenser, pour autant, on observe une absence, la plupart du temps, d’une dimension fondamentale qui existe dans l’ESS et dans la grille de lecture polanyienne, qui est la redistribution.

J’ai été très touchée que Patrick Bouchain dise ce matin, lors de la précédente table ronde, qu’il n’y a plus d’argent.
Dire qu’il n’y a plus d’argent, c’est d’emblée annuler la conversation sur ce qu’est une politique publique et une politique d’intérêt général qui permet la redistribution des richesses et nous qui permet aux acteurs qui s’investissent dans ces lieux de réinvention démocratique, de vivre dignement.

La solidarité, et l’expérience digne de nouveaux modes de faire et de nouveaux parcours professionnels, cela ne se décrète pas. Cela s’expérimente, certes, mais cela s’alimente sur le plan d’une redistribution des richesses.

Face à ces enjeux, on sent bien que l’on tend à aller vers des rapports de force qui se compliquent, et doivent pouvoir être pris en compte.

Ce que je retire de mes dix ans de pratique, c’est que, au fond, le droit participation et le droit d’inventer de nouvelles pratiques pourrait très bien être pensé comme la façon dont a été conçue la protection sociale.

La protection sociale ne concerne pas seulement le volet de la santé, c’est un mode de production de services auxquels les citoyens contribuent, et qui assure la dignité des personnes.

On voit bien que dans l’histoire très longue des droits humains et des droits fondamentaux, une partie de ces droits ont été tus et invisibilisés, et que la construction de ces droits est en cours et n’est pas encore acquise, contrairement à ce que l’on pourrait penser. Cette Histoire n’est pas uniquement une Histoire occidentale, elle pose la question des droits économiques et des droits culturels.
L’intérêt de faire l’articulation avec les droits fondamentaux, c’est qu’elle permet d’affirmer que l’on ne peut revendiquer un droit fondamental sans penser les autres.

Chaque fois qu’un droit fondamental s’effondre ou n’est pas pris en compte, alors la pratique et l’expérience des autres droits est remise en question.

Les communs ne doivent pas être pensés entre la puissance publique, en tant que forme institutionnelle extrêmement figée, et le marché, en tant qu’il se résumerait à une forme marchande extrêmement lucrative et à un économicisme qui empêche de penser. Et on voit bien, d’ailleurs, qu’il y a une agressivité politique à cet endroit-là.

Les communs doivent être repensés à travers les droits fondamentaux et l’interdépendance des droits, des pratiques et des savoirs.

Il s’agit donc de ne plus penser le tiers en tant que pris entre mais de le penser en terme de lien, où le lien précèderait le fait d’avoir des biens, sans pour autant que cela annule la question des lieux et la question du droit à la ville.

On sent bien aujourd’hui cette aspiration et cette revendication politique à faire ensemble et en même temps, il y a ce rapport de force extrêmement violent, en particuliers en Île-de-France.
Pour ma part, je travaille essentiellement avec des lieux qui sont en train de perdre leur bâtiments, leurs espaces de travail et parfois leurs espaces de vie, et le point de contact avec des gens qu’ils ne considèrent pas comme des spectateurs mais avec qui ils co-créent. Je pense par exemple à un lieu comme le Wonder/Liebert, centre de création et collectif d’artistes à Bagnolet, dont l’histoire se termine dans un mois, et qui est pourtant un lieu reconnu par tous et dont les protagonistes portent avec eux dix voire quinze an de lutte pour l’obtention de ces lieux là.


À lire également : Interview de Laura Aufrère enregistrée le 2 juin 2018 à Saint-Denis (France).



Sylvia Fredriksson : À quoi doit-on œuvrer ? Quelles sont vos actions et vos perspectives ?

Pour amorcer nos échanges, de vais partager une première piste d’action, telle qu’elle a été proposée par le réseau TiLiOS à l’initiative de Yoann Duriaux. Il s’agit de réfléchir à la création d’une marque collective de certification pour les Tiers Lieux Libres et Open Source.
À partir de 5 critères, qui ont été définis de manière collégiale, il s’agit de construire une grille de lecture du tiers-lieu. Un référentiel commun permettant aux acteurs du réseau de mieux se connaître, se reconnaître, et d’identifier les enjeux communs sur lesquels travailler.
L’approche proposée par le réseau TiLiOS, basée sur une forme d’évaluation entre pairs, met en avant les enjeux de réciprocité et l’augmentation des capabilités individuelles via le collectif.

Voir : Tiers Lieux Libres et Open Source : repolitisation des pratiques et mécanismes de reconnaissance au sein de configurations collectives, Yoann Duriaux, Sylvia Fredriksson, mai 2018.

Simon Sarazin : Concernant la piste des indicateurs, il est intéressant de décrire le processus qui se déroule actuellement à Lille. La Métropole de Lille, qui a commencé à travailler sur le sujet des tiers-lieux 5 ou 6 ans après la naissance des premières initiatives sur le territoire, a par conséquent amorcé ce travail directement avec les acteurs.
La Métropole de Lille a récemment lancé un appel à projet sur les tiers-lieux, au sein duquel elle a pris en compte les indicateurs proposés par les acteurs. Aussi, l’appel à projet favorise un fonctionnement contributif, ouvert et réplicable, et des critères proches des logiques des lieux co-gérés ouverts, et éloignés des logiques de marché que l’on retrouve en général dans les appels à projets ou les dispositifs de financement publics.
Il existe donc à Lille un lien intéressant entre les acteurs du territoire et la collectivité publique, qui n’était pas, a priori, familière à la culture des lieux co-gérés et à leur soutien.

Une des questions que l’on explore beaucoup dans notre territoire, est celle de la rémunération dans nos collectifs.

L’autogestion et la co-gestion sont des expériences intéressantes, mais la co-gestion rémunérée doit être creusée. Car sans rémunération des contributeurs à tous ces communs, ces mêmes contributeurs doivent par ailleurs travailler dans des logiques marchandes ou plus institutionnelles, et cela réduit la possibilité de produire des communs.
Si les individus ne peuvent dédier leur temps aux communs, alors nous n’avançons vraiment pas. C’est pourquoi nous construisons une réflexion quant à la possibilité de rémunérer des gens dans des dynamiques ouvertes et partagées.
Nous avons un milieu qui fonctionne. Il faut que les nouveaux entrants aient la possibilité de se rémunérer, par rapport aux anciens. Cela pose plein de questions.
Il faut aussi pouvoir conserver certains principes, comme la possibilité de venir quand nous en avons envie, ou quand nous sentons que c’est utile, un peu comme dans la logique de Wikipedia.
Nous commençons à bien avancer. Nous sommes 7 ou 8 à Lille à vivre à mi-temps sur la production de communs, selon un fonctionnement en collectif ouvert où nous décidons nous-même de nos rémunérations.

Le prix libre inversé est une de nos explorations importante à Lille actuellement.

Ne faudrait-il pas, d’ailleurs, former des commoners et des collectifs à produire des communs, comme on forme des startupers ?


Antoine Burret : Concernant la question de l’évaluation, le tiers-lieu me semble être un objet un peu spécifique.

Si la question consiste à se demander comment évaluer, cela signifie que l’on a déjà défini des critères de réussite. Or, il me semble compliqué d’évaluer des critères de réussite concernant un tiers-lieu, dans le sens où, spécifiquement, si les gens s’y rassemblent, c’est pour justement aller ailleurs, et vers quelque chose dont on n’a pas encore la lecture.

L’expérience de l’Hôtel Pasteur me semble particulièrement représentative de cela, puisque qu’il y a une dimension de détermination par l’usage.
Ce grand bâtiment était une grande friche. Des flux y sont apparus, et c’est à travers cela que des services, ou en tout cas, des formes de gouvernance vont être déterminés. La commande née de l’usage.

Cela crée notamment, concernant la propriété du lieu, la possibilité de partenariats qui ne soient plus simplement publics ou privés, mais qui soient publics / privés / communs.
Mais puisque cela crée la possibilité, il faut aussi créer la règle.



Il faut inventer la règle. C’est à cet endroit que le rôle des tiers-lieux me semble intéressant.

Le tiers-lieu peut permettre d’aller jusqu’à créer l’infrastructure qui nous permette de créer la règle, et qui nous détermine.


Pour aller plus loin : Refaire le monde en tiers-lieu, Antoine Burret, juin 2018.


Sophie Ricard : Dernièrement, les membres de l’Hôtel Pasteur et ceux du réseau TiLiOS se sont rassemblés, pour s’apporter une aide mutuelle. Les processus se mettent en effet en œuvre de manière incrémentale. Une fois qu’un valeur d’usage a été redonnée, ce tiers rassemble des intérêts particuliers pour créer du commun.

Aujourd’hui ce qui est intéressant, c’est que nous avons réussi à faire jurisprudence.
Nous avons créé la commande par l’occupation. La commande, aujourd’hui, a donné lieu à un budget d’investissement qui a été voté par la ville de Rennes en vue de réhabiliter un bâtiment et de lui conférer toujours une réversibilité.

Sur le temps de l’expérimentation, l’Hôtel Pasteur a été un lieu capable d’accueillir l’immédiateté du besoin d’une société en mouvement.

Le pas d’après pourrait être faire rentrer ces éléments dans la loi.

Ce qui me semble important, c’est effectivement de continuer à travailler sur ce que Patrick Bouchain a lancé, il y a plusieurs années maintenant, qui se nomme le Permis de faire, et qui correspond à l’article 33 de la Loi architecture et patrimoine.

Aujourd’hui, le principe de la commande publique est de juger une architecture a priori, par le concours pour l’appel d’offres, sans donner le temps à l’expérimentation.

Le Permis de faire est un permis d’expérimenter. L’enjeu est de savoir si l’on peut juger d’une architecture, du point de vue de celui qui l’occupe, a posteriori et non a priori.



Maintenant que nous avons mené ces expérimentations, nous continuons notre la démarche par la preuve par 7. Il s’agit de démontrer, sur plusieurs types de territoires en France, qu’il y aurait des sujets d’expérimentation, portés par des tiers, qui à un moment donné, ont réussi à déplacer le sujet ou fabriquer une commande autrement.

La proposition de la preuve par 7 consiste à vouloir rassembler ces initiatives, en travaillant ensemble à un vocabulaire commun dans une logique d’ouverture, de rassemblement et de renforcement mutuel. Il s’agit de raconter toutes ces petites histoires qui ont déplacé le sujet.

S’il y a quelque chose à faire ensemble, c’est d’oeuvrer rassembler et capitaliser sur toutes ces expérimentations.
Ensuite, faire rentrer ces manières de pratiquer dans la loi, c’est un des moyens pour passer le cap au dessus.


Laura Aufrère : Je trouve cela extrêmement intéressant de se pencher sur la question de la loi, et de faire rentrer une partie de l’expérimentation dans la loi. Et ce que je vais dire ne s’inscrit pas en désaccord, mais peut-être plutôt en complément.

De mon expérience du secteur artistique et culturel, et du fait d’avoir participé à la rédaction d’un certain nombre de loi, et notamment la dernière Loi de 2015 relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine, je crois que l’enjeu de cette expérience collective, informée par nos recherches sur les communs et l’économie sociale et solidaire, était de porter attention au fait que, dans notre rapport à la puissance publique, la dimension délibérative sur un ensemble de projets mais aussi au quotidien, ne soit pas seulement rabattue sur la dimension d’expérimentation.

Cela signifie que dans les faits, on veut bien, en général, faire venir les citoyens jusqu’au moment de l’expérimentation, puis l’expérimentation est évaluée pour en faire un modèle dans une logique de réplicabilité, de scalabilité.
“On a bien participé, on a bien consulté, et puis vous pouvez rentrer chez vous et redevenir de simples usagés”.
Je ne dis pas que l’expérimentation n’est pas extrêmement importante. Mais je me méfie simplement de cette tentation, à un moment où l’on observe la montée d’un certain discours social du capitalisme.



Je pense que ce qu’il faut qu’on arrive à discuter, dans les tiers-lieux, les lieux intermédiaires et indépendants, les artist-run spaces, chacun ayant effectivement un vocabulaire propre, c’est justement l’enjeu de faire admettre qu’existe cette diversité de pratiques et cette diversité de vocabulaires.

Cette diversité ne doit pas être réduite à un seul mouvement.

On doit parler de la diversité de ces pratiques. Et c’est cette diversité qui doit être mobilisée en permanence.

La diversité économique, sociale et culturelle, doit pouvoir reprendre sa place dans le processus démocratique.

Il me semble que, peut-être, l’intérêt pour le mouvement des tiers-lieux serait moins de discuter la question de l’évaluation que d’une expression collective qui serait renouvelée, dans un schéma de développement qui serait beaucoup plus long termiste, et surtout permanent.
Il s’agit d’ouvrir des espaces de discussion qui ne se referment pas une fois que l’on a défini un cadre d’expérimentation.

Cela n’empêche pas l’expérimentation.

Ce que j’ai observé, notamment autour de la Loi sur l’économie sociale et solidaire, me fait dire qu’il faut faire attention à ce que, dans les processus d’expérimentation et dans les processus d’innovation, la démocratie ne soit pas considérée comme une externalité positive du modèle.

Soit le modèle est conçu avec la diversité des pratiques, soit il ne l’est pas. Mais ce n’est pas à posteriori que l’on vérifie si l’on a bien une participation de tout le monde, ce qui est un peu la tendance actuellement.


Antoine Burret : En rebond à ce que vient de dire Laura Aufrère, autour des notions de consultation, de délibération, je voudrais revenir sur le concept de tiers-lieu.

Dans l’approche par le tiers-lieu, il y a une logique de conception collective. Et il y a des réflexions qui se font, dans les tiers-lieux mais aussi ailleurs, et qui amènent à créer des services pour permettre cette conception collective. Ces services ne limitent pas l’approche citoyenne à de la discussion, mais permettent de créer de la loi, ou les conditions pour que la loi existe.


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